INTERVIEW : Le comité sur l'Enseignement des sciences de l'Académie des sciences alerte contre les ravages de l'inculture mathématique. Pour ces chercheurs, l'innumérisme est aussi handicapant que l'illettrisme.
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Jean-Pierre Demailly est mathématicien, membre du comité sur l'enseignement de sciences de l'Académie des sciences et président du Groupe de réflexion interdisciplinaire sur les programmes (GRIP).
Comment définir l'innumérisme?
Il s'agit d'une carence très grave qui résulte de la non maîtrise de la numération, des opérations arithmétiques élémentaires et de leurs relations avec le monde. Il n'a pas seulement des conséquences sur les mathématiques, mais aussi sur la formation de tous les citoyens - futurs professeurs, techniciens, ingénieurs en particulier. Jusqu'à 1960, les programmes scolaires français donnaient de solides bases de calcul dès le CP, en proposant une démarche concrète et exigeante. Le retour de bâton consécutif à l'échec de la réforme des maths modernes et à une massification très mal maîtrisée a conduit à partir de 1985 à des contenus mathématiques en baisse constante. Aujourd'hui, les exigences réelles des disciplines scientifiques sont devenues bien trop faibles dans le secondaire, ce qui est d'autant plus grave que les élèves y arrivent avec de grandes lacunes, et que les horaires de sciences ont encore baissé avec la dernière réforme du lycée.
Y a-t-il une prise de conscience du problème?
Les comparaisons internationales très défavorables ont quelque peu lézardé l'omerta qui prévalait jusque vers le milieu des années 2000-2010. Quelques hauts responsables s'en sont émus ouvertement. Il n'en reste pas moins que l'organisation actuelle du collège et du lycée français rend quasiment impossible quelque réforme ambitieuse que ce soit. La formation des enseignants est sinistrée, et la réforme de la masterisation n'a fait qu'aggraver le problème. Environ 75% des professeurs d'école formés aujourd'hui sont issus de filières non scientifiques ; le très faible contenu scientifique de ces filières est une grave difficulté, mais les formations disciplinaires des universités ont également un niveau insuffisant.
Que faudrait-il faire?
Deux mathématiciens américains de premier plan (Sol Garfunkel et David Mumford) ont publié à l'automne 2011 un article dans lequel ils déploraient les graves lacunes de l'enseignement des mathématiques aux Etats-Unis. Malheureusement, leur plaidoyer pour un enseignement épuré et utilitariste (ils citent en exemple les maths financières!) me paraît sous-estimer beaucoup les capacités des élèves - il est vrai qu'il est difficile de motiver et d'appréhender les élèves à leur juste valeur avec des programmes d'enseignement «en gruyère», prodigués par des enseignants mal formés et mal considérés par la société. Si des réformes courageuses et ambitieuses ne sont pas rapidement menées, une telle évolution désastreuse menace notre pays à brève échéance.
Natacha POLONY